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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
1 avril 2015

Le pied de Melle Savioni sera-t-il guéri ?

 

a aaa blog salvioni

 

Charles de Vaudreuil à son père Emilien

 

Paris, 10 novembre 1866

Mon cher père,

Nous sommes à deux jours de la première de La Source, le nouveau ballet de M. Saint-Léon, qui devrait être donné lundi soir à l’Opéra. J’emploie le conditionnel, car, après une longue série de mauvaises fortunes, on redoute quelque incident nouveau, on frémit à l’idée d’un imprévu qui viendrait compromettre une fois de plus la représentation du 12.

Depuis des mois on annonçait La Source, mais les contretemps se succédaient sans discontinuer. Pour commencer, Melle Adèle Grantzow, choisie par M. Saint-Léon pour interpréter le rôle titre de son ballet, se tordit la cheville pendant une répétition. Puis il fut décidé d’ajouter un troisième acte à La Source, qui devait initialement n’en compter que deux. Il devint rapidement assuré que la première ne pourrait avoir lieu, dans le meilleur des cas, que début septembre. Hélas Melle Grantzow, artiste des Théâtres impériaux de Russie, devait regagner Saint-Pétersbourg peu après cette date ! L’Opéra espérait négocier pour obtenir un prolongement de son congé, mais cela échoua. Finalement, mi-août, Saint-Léon lui-même fut rappelé à Saint-Pétersbourg, pour y reprendre plus tôt que prévu ses fonctions de chorégraphe et de maître de ballet, afin de préparer des festivités en l’honneur du mariage du Tsarévitch.

Il fut décidé que Melle Salvioni prendrait le rôle initialement dévolu à Melle Grantzow et que M. Lucien Petipa remplacerait M. Saint-Léon pour les dernières répétitions. Fort inquiet, n’ayant pas en la danseuse remplaçante la confiance qu’il accordait à sa protégée Melle Grantzow, le chorégraphe envoyait de Russie ses implorantes recommandations :

- Si mon groupe glissé de la quatrième scène est trop difficile à reproduire tel que je l’avais prévu, que Melle Salvioni ne le tente pas. Au moins je pourrai l’utiliser une autre fois !

Je ne sais si notre danseuse étoile avait réussi à maîtriser le groupe glissé, lorsqu’un bruit courut parmi les abonnés : une blessure au pied l’empêcherait peut-être de danser ! Aujourd’hui, le pied de Melle Salvioni va mieux, mais qui peut dire ce qui arrivera demain ? Chacun retient son souffle…

On annonce avec La Source l’œuvre chorégraphique la plus importante, le ballet le plus grandiose présenté à l’Opéra depuis plusieurs années. En effet les ballets de La Maschera, de Néméa et du Roi d’Yvetot, que nous avons eu le plaisir de voir ensemble ces dernières années, depuis notre loge de la rue Le Peletier, ne nous avaient pas laissé l’impression de chefs-d’œuvre. Diavolina, en revanche, le tout premier ballet auquel vous m’avez conduit il y a trois ans déjà, était vraiment charmant ; je garde un souvenir très vif de Melle Mouravieff, qui y déployait une verve, une correction et une grâce exquises.

Le chorégraphe de la Source, M. Arthur Saint-Léon, est le même que celui de Diavolina, ce qui est de bon augure. Le nouveau ballet offre en outre une combinaison qui donne beaucoup d’espoir, M. Saint-Léon ayant découvert deux collaborateurs avec lesquels il lui a plu de travailler : pour le livret, M. Charles Nuitter, riche amateur de théâtre et archiviste de l’Opéra ; pour la musique, M. Léo Delibes, un second chef de chant, jeune compositeur qu’on dit pourvu d’un talent de mélodiste brillant. Mais sans doute a-t-on jugé M. Delibes trop inexpérimenté encore pour lui confier en totalité la partition ? Il fut décidé qu’il composerait le deuxième acte en entier et le premier tableau du troisième acte, tandis que le premier acte et la fin du troisième seraient écrits par Monsieur Minkous, qui a déjà fait ses preuves dans la musique de ballet, dans Néméa en particulier.

On murmure aussi qu’en prévision de l’Exposition Universelle des effets de machinerie extraordinaires viendront agrémenter le nouveau ballet et même - ô prodige ! - qu’on verra de l’eau couler vraiment sur scène au lieu d’une source de carton-pâte ! A l’heure où le précieux liquide commence à arriver jusque dans les hôtels et les appartements, remplaçant les porteurs d’eau, rien n’est impossible me direz-vous. Voir couler une vraie source rue le Peletier est tout de même un point qui attise toutes les curiosités !

Je connais votre intérêt pour ce nouveau ballet et combien vous êtes désappointé de ne pas pouvoir assister à sa représentation. Puisque l’état de votre santé vous retient désormais à la Boissière, je tenterai d’alléger votre déception en vous contant le spectacle par le menu dès que je l’aurai vu lundi… si quelque contretemps nouveau ne survient pas d’ici là.

A très bientôt donc. Portez-vous bien mon cher Père.

 Votre fils respectueux

Charles de Vaudreuil

A suivre...

 

Notes  

Exposition universelle de 1867 : également appelée Exposition universelle d'art et d'industrie, elle est chronologiquement la seconde exposition universelle se déroulant à Paris après celle de 1855. Elle s'est tenue du 1er avril au 3 novembre 1867 sur le Champ-de-Mars. 

Delibes Léo (1836-1891) : compositeur français, auteur notamment de la musique des ballets Coppélia et Sylvia.

Grantzow Adèle (1845-1877) : danseuse allemande, partiellement formée par Mme Dominique à Paris. Elle dansa à l'Opéra de Paris de 1866 à 1868.

Minkus Léon (1826-1917) : compositeur autrichien de musique de ballet, violoniste et professeur de violon.

Mouravieff (ou Mouravieva) Martha (1838-1879): danseuse russe. Elle se produisit à l’Opéra de Paris en 1863.

Nuitter Charles (1828-1899) : dramaturge et librettiste français, archiviste à l’Opéra de Paris.

Saint-Léon Arthur (1821-1870) : danseur et chorégraphe français, auteur en particulier de La Source et de Coppélia.

Salvioni Guglielmina (née en 1842) : danseuse italienne. Elle dansa à l’Opéra de Paris de 1864 à 1867.  

Diavolina : ballet en un acte, livret et chorégraphie d’Arthur Saint-Léon, musique de Cesare Pugni, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 6 juillet 1863.

La Maschera : ballet en trois actes et six tableaux, livret de Henri de Saint-Georges musique de Paolo Giorza, chorégraphie de Giuseppe Rota, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 19 février 1864.

Néméa : ballet en deux actes, livret d'Henri Meilhac, Ludovic Halévy et Arthur Saint-Léon, musique de Minkus, chorégraphie d’Arthur Saint-Léon, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 11 juillet 1864.

Le Roi d’Yvetot : ballet en un acte, livret de Philippe de Massa, musique du marquis de Lassa et de Théodore Labarre, chorégraphie de Lucien Petipa, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 29 décembre 1865.

La Source : ballet en trois actes et quatre tableaux, livret de Charles Nuitter et Arthur Saint-Léon, musique de Léo Delibes (acte 1 et 3) et Léon Minkus (acte 2), chorégraphie d’Arthur Saint-Léon, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 12 novembre 1866.

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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien.
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