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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
1 avril 2015

Une Source un peu trop habillée

 

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La Source, Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1856. Musée d’Orsay

 

Charles de Vaudreuil à son père Emilien 

 

Paris, 15 novembre 1866

Mon cher Père,

J’en viens sans tarder à la musique de la Source. Curieusement, on a demandé à deux compositeurs d’en écrire chacun une moitié. On eût pu confier l’œuvre entière M. Delibes, dont la partie, c'est-à-dire le deuxième acte et le premier tableau du troisième, fait un singulier contraste avec celle de M. Minkous. Autant celle-ci est correcte et distinguée, autant celle-là est brillante et audacieuse. M. Delibes a recherché avant tout la couleur locale ; les harmonies sont pleines de fraîcheur, l'orchestration souvent originale et hardie. J’ai particulièrement aimé, dans le deuxième tableau, une polka dont le motif est souvent répété et un joli andante. Gageons que, la prochaine fois, la partition entière d’un nouveau ballet sera confiée à M. Delibes et qu’il s’y illustrera de manière éclatante.

La fable du ballet nouveau et la musique de MM. Minkous et Delibes servent de canevas aux broderies de la danse conçues par M. Arthur Saint-Léon, un maître habile. Les diverses évolutions des personnages, les pas et les ensembles, sont réglés avec art. Au premier acte, on admire successivement le pas du Hamac, dessiné pour huit danseuses caucasiennes, et le pas de la Guzla, l’un des plus jolis du ballet, réservé à Nouredda. Au second acte, nous avons le pas des Favorites, plein de couleur orientale, le gracieux pas des Voiles, puis un divertissement brillant et un pas d’action. Le troisième acte est formé par le pas du Talisman - une chorégraphie très touchante pour Naïla seule - et le final, un très joli ensemble où l’on retrouve les éphémères, les papillons, les farfadets et les dryades de l’introduction. Fort heureusement, le rôle de Djémil est surtout mimé, car il est interprété par M. Mérante, qui ne danse plus beaucoup.

Arrivé à ce point, je me doute, cher Père, que vous brûlez de savoir comment Melle Salvioni s'est comportée. Cette jeune Italienne, dont on dit souvent merveille, n’avait jamais eu l’occasion de répéter La Source avec M. Saint-Léon. J’ai relevé chez elle, qui est une grande et svelte personne, une vigueur et une fermeté de pointes remarquables, de la correction et surtout de l'ampleur dans sa danse. C’est également une comédienne sensible, mimant avec une touchante vérité le désespoir de la nymphe qui consent à donner sa vie pour le bonheur de Djémil. J’oserai néanmoins dire que je trouve à Melle Salvioni un talent trop terrestre pour celle qui est, après tout, une fée aquatique. J’aurais aimé dans son allure et dans ses poses quelque chose de plus moelleux, de plus fluide, de plus ondoyant. Quoiqu’il en soit, la salle n’a pas semblé s'arrêter à ces considérations et a applaudi la danseuse avec enthousiasme.

Mlle Fiocre, bien qu’ayant relativement peu à danser dans le rôle de Nouredda, a été très acclamée également. Sa morbidezza dans le pas de la Guzla est réellement admirable et sa beauté est telle qu’elle réussit à embellir son curieux costume : un fourreau qui l’enferme de haut en bas et un engin extraordinaire qu’elle porte sur la tête, un bonnet carré d’une grâce que je vous laisse imaginer. Le rôle du lutin Zaël est une délicieuse création, qui a valu à la charmante et mutine Melle Sanlaville un succès dont elle doit être heureuse. Melle Marquet est fière et très effrayante en bohémienne, Melle Baratte très belle sous ses gazes légères de favorite. A défaut de danser, M. Mérante mime avec beaucoup de vigueur Djémil, ce jeune chasseur qui se conduit comme un pas grand-chose, qui sait que la vie de Naïla est attachée à la possession de la fleur magique et qui, sans hésiter, lui demande de se sacrifier pour sa rivale.

Un autre grand succès de la soirée, un peu inattendu car elle n’avait qu’un simple pas de divertissement à danser, a été pour Melle Léontine Beaugrand. Il est vrai qu’elle a fait de ce pas un petit chef d’œuvre de légèreté, de verve, de précision et de fini. C’était réellement exquis, menu, délicat comme un travail de dentelle, sur une musique des plus spirituellement rythmées de M. Delibes. Melle Beaugrand a été bissée et ce n’était que justice.

S’il vous reste un peu de patience, je vous dirai encore un mot des costumes. A l’énoncé du nom de ce ballet, je m’étais pris à rêver d’une idéale déesse dans le simple appareil de sa beauté naturelle, telle la célèbre Source peinte par M. Jean-Dominique Ingres. Cependant, un instant de réflexion m'avait suffi pour me convaincre que cette chaste nudité était peu probable à l'Opéra. Sur la scène, la Source apparut avec un maillot et quatre jupes, de fort jolies jupes au demeurant, dessinées par MM. Paul Lormier et Alfred Albert. D’autres que moi, néanmoins, avaient dû rêver d’une absence de costume, car tous les regards se portaient sur la première loge découverte, où se tenait M. Ingres. Et lui-même que pensait-il des jupes de cette autre Source ? Hormis le trop couvrant vêtement de Naïla et le peu gracieux habit de Nouredda, les autres sont des chefs d’œuvre, chacun dans leur genre, jusqu’aux beaux haillons pailletés de la bohémienne. Le lutin Zaël déploie de grandes ailes bleues moirées de noir et d’argent ; la Guêpe et le Grand Paon de nuit sont rendus à merveille ; Mozdock le Caucasien porte un bonnet pointu et une robe du plus terrifiant effet.

Au final, je retiendrai de La Source en premier lieu la musique de M. Delibes, en second lieu les décorations merveilleuses et les machineries fastueuses. Par contre, la vraie fée de la source est encore à trouver. Mais peut-être aurons-nous la chance de revoir un jour ce ballet avec Melle Grantzow, qui, plus aérienne, saurait mieux que Melle Salvioni faire passer les longueurs du livret ?

Je crains d’avoir été fort bavard. J’espère que vous n’êtes pas trop désappointé par ma plume encore peu habile à rendre toutes les nuances d’un ballet.

Donnez-moi vite de bonnes nouvelles de votre santé.

Votre fils attentionné.

Charles de Vaudreuil

A suivre...

 

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Maquette du costume d’un papillon de La Source - 1866 

 

Notes  

Albert Alfred (1814-1879) : Artiste dramatique français, peintre, dessinateur et dessinateur des costumes à l'Opéra de Paris. 

Beaugrand Léontine (1842-1925) : danseuse française de l’Opéra de Paris, élève de Mme Dominique et de Marie Taglioni. 

Delibes Léo (1836-1891) : compositeur français, auteur notamment de la musique des ballets Coppélia et Sylvia. 

Fiocre Eugénie (1845-1908) :danseuse française de l’Opéra de Paris, réputée pour sa beauté. Elle interpréta souvent des rôles masculins, en travesti, comme il était de coutume à l’époque.  

Grantzow Adèle (1845-1877) : danseuse allemande, partiellement formée par Mme Dominique à Paris. Elle dansa à l'Opéra de Paris de 1866 à 1868. 

Lormier Paul (1813-1895) : dessinateur de costumes français, chef de l’habillement à l’Opéra de 1828 à 1875. 

Marquet Louise (1834-90) : danseuse française de l’Opéra de Paris au XIXème siècle. Ses sœurs Delphine et Mathilde étaient également danseuses à l’Opéra. 

Mérante Louis-Alexandre (1828-1898) : danseur et chorégraphe français, de l’Opéra de Paris. Maître de ballet à l’Opéra de 1869 à 1887. Il a interprété les premiers rôles masculins des ballets jusqu’à un âge avancé. 

Minkus Léon (1826-1917) : compositeur autrichien de musique de ballet, violoniste et professeur de violon. 

Saint-Léon Arthur (1821-1870) : danseur et chorégraphe français, auteur en particulier de La Source et de Coppélia. 

Salvioni Guglielmina (née en 1842) : danseuse italienne. Elle dansa à l’Opéra de Paris de 1864 à 1867. 

Sanlaville Marie (1847–1930) : danseuse française de l’Opéra de Paris. Elle interpréta souvent des rôles masculins, en travesti, comme il était de coutume à l’époque. 

La Source : ballet en trois actes et quatre tableaux, livret de Charles Nuitter et Arthur Saint-Léon, musique de Léo Delibes (acte 1 et 3) et Léon Minkus (acte 2), chorégraphie d’Arthur Saint-Léon, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 12 novembre 1866. 

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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien.
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