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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
16 avril 2015

Condamnée aux flammes du bûcher

 

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Maquette d'Alfred Albert pour les costumes de bayadères de Sacountala

 

Emilien de Vaudreuil à son fils Charles

 

La Boissière, le 18 janvier 1867 

Mon bien cher fils, 

Ce fut un grand plaisir pour moi que ce temps de Noël et du début de l’an partagé avec ta sœur et toi. Me retrouvant seul, je reprends mes lectures au coin du feu, la meilleure chose à faire en cette saison. Je suis sur le point d’achever « La Confession de Claude », d’Emile Zola. L’auteur s’y exprime avec un cynisme et une crudité, mais aussi avec une force et un talent qui étonnent chez un si jeune homme, âgé d’à peine quelques années de plus que toi. Je continuerai probablement à m’intéresser à ce nouvel écrivain, qui pourrait être promis à un certain avenir.

L’hiver est également une période propice à te raconter mes souvenirs d’Opéra, puisque tu sembles les affectionner. Je te parlerai aujourd’hui du ballet Sacountala, créé en 58 pour Amalia Ferraris et dans lequel elle remporta un autre grand triomphe. C’est Théophile Gautier qui écrivit le livret de ce ballet, après avoir composé ceux de Giselle, de la Péri et de Gemma. Ici, il tira son inspiration du récit d’un ancien poète hindou, appelé Kalidasa et contemporain de Virgile. On y retrouve toute la poétique du ballet féérique avec une forte coloration exotique : en Inde, le roi Douchmanta s’éprend de la jeune bayadère Sacountala et lui donne un anneau en promesse de mariage. Durwasas, un fakir indigné et jaloux, vient troubler cette félicité naissante en jetant au roi un sort qui lui ôte tout souvenir. Pour faire bonne mesure, le fourbe jette l’anneau de fiançailles de Sacountala aux flots de l'étang. Accusée d’imposture alors qu’elle se présente au palais comme la fiancée du roi, l’infortunée bayadère est condamnée aux flammes du bûcher par la jalouse favorite Hamzati. Par miracle, survient à point nommé un pêcheur ayant trouvé l’anneau royal dans le ventre d’un poisson. A la vue de la bague, Douchmanta recouvre la mémoire, reconnaît Sacountala et tout finit le mieux du monde, comme tu peux l’imaginer.

La mise en musique du ballet fut confiée à M. Ernest Reyer, un jeune compositeur qui maniait pour la première fois le puissant orchestre de l'Opéra. Avec un sens profond de la mélodie orientale, il sut composer une partition aux rythmes impérieux, aux timbres étranges, avec des cantilènes d'une grâce sauvage. De son côté, M. Lucien Petipa, élégant danseur noble qui n'avait encore composé que des divertissements, régla pour la première fois la chorégraphie d’un ballet en deux actes. Passant maître du premier coup, il révéla son instinct plastique et son talent dans le maniement des groupes, créant en particulier pour les danseuses du palais des pas orientaux de toute beauté, ondulants et voluptueux. Pour Melle Ferraris, il sut user de grâce, de nouveauté, de fraîcheur et la mettre admirablement en valeur. 

Que dire d'Amalia Ferraris, si ce n’est que le rôle de Sacountala lui allait à merveille et qu’elle a dansé ses pas avec une légèreté exquise, un moelleux divin, une souplesse de roseau ? De mémoire, je te cite M. Gautier ; enchanté de la ballerine pour laquelle il avait spécialement écrit ce ballet, il disait d’elle : « Plume de colombe pour s'enlever, pointe de flèche pour retomber, elle a gardé à Sacountala sa grâce voluptueuse et chaste, sa douce résignation de victime, son caractère moitié fleur, moitié femme. Kalidasa, si son âme errait dans la salle, a dû l'applaudir de ses deux mains d'ombre. »

De son côté, Melle Marquet obtint un succès fort mérité dans le rôle d’Hamzati, la favorite du roi, qu’elle exécutait dans un costume splendide, en prenant des poses penchées et renversées d’une hardiesse inouïe. M. Petipa s’était tout naturellement réservé le rôle du roi Douchmanta, qu’il mima de façon excellente, tandis qu’il avait confié respectivement à MM. Coralli et Mérante les rôles de Durwasas, le fakir, et de Madhavya, le favori du roi. M. Coralli s’était composé une physionomie sinistre et terrible ; Mérante, chose rare, sut se faire applaudir par toute la salle comme danseur et non seulement comme mime. Du corps de ballet, je garde le souvenir le plus vif de Melle Quéniaux, danseuse pure et correcte, et surtout de Melle Couqui, danseuse étincelante.

Après avoir remporté un véritable triomphe, ce beau ballet de Sacountala n’eut hélas que quelques représentations car, deux mois après la première, Melle Ferraris quitta Paris pour Saint-Pétersbourg. En 61, les décors de MM. Martin, Nolan et Rubé brûlèrent, avec ceux de la Sylphide et tant d’autres, dans l’incendie des magasins de l’Opéra. Sacountala était définitivement parti en fumée ! Il y avait pourtant matière intéressante et neuve dans ce ballet, avec une envoûtante atmosphère hindoue et des caractères bien dessinés, qui mériteraient d’être repris quelque jour. Qui sait ? Un autre chorégraphe peut-être s’en inspirera-t-il dans l’avenir ?

Je souhaite que tu trouves quelque intérêt à mon évocation de ce ballet qui date de neuf ans déjà, ce qui doit paraître bien ancien à ton jeune âge !

Avec toute l’affection de ton père.

Emilien de Vaudreuil 

A suivre...

 

Notes  

Albert Alfred (1814-1879) : Artiste dramatique français, peintre et dessinateur de costumes à l'Opéra de Paris.

Coralli Jean (1779-1854) : danseur et chorégraphe italien qui a fait sa carrière à l’Opéra de Paris. Maître de ballet à l’Opéra de 1831 à 1850.

Couqui Claudina (1855-1858) : danseuse de l’Opéra.

Ferraris Amalia (1828-1904) : danseuse italienne. Elle dansa à l’Opéra de Paris à partir de 1856.

Gautier Théophile (1811-1872) : poète, romancier et critique d’art français, en particulier critique de ballet. Auteur de livrets de ballets, dont Giselle.

Marquet Louise (1834-90) : danseuse française de l’Opéra. Ses sœurs Delphine et Mathilde étaient également danseuses à l’Opéra.

Martin Hugues (18..-18..) : peintre et décorateur de théâtre, contemporain de Rubé et Nolan.

Mérante Louis-Alexandre (1828-1898) : danseur et chorégraphe français, de l’Opéra de Paris. Maître de ballet à l’Opéra de 1869 à 1887. Il a interprété les premiers rôles masculins des ballets jusqu’à un âge avancé.

Nolan François-Joseph (18..-18..) : peintre et décorateur de théâtre, contemporain de Rubé et Martin.

Petipa Lucien (1815-1898) : danseur et chorégraphe français. Fils du maître de ballet Jean-Antoine Petipa et frère aîné de Marius Petipa, il est danseur puis chorégraphe à l’Opéra de Paris à partir de 1839 et exerce les fonctions de maître de ballet de 1860 à 1868. L'Opéra fait encore appel à lui en 1882 pour créer Namouna.

Reyer Ernest (1823-1909) : compositeur français.

Rubé Auguste Alfred (1815-1899) : peintre et décorateur de théâtre.

La Sylphide : ballet en deux actes, livret d’Adolphe Nourrit, musique de Jean Schneitzhoeffer, chorégraphie de Filippo Taglioni, 1ère représentation à l’Opéra rue le Peletier le 12 mars 1832.

Giselle : ballet en deux actes, livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Théophile Gautier, musique d’Adolphe Adam, chorégraphie de Jean Coralli et Jules Perrot, 1ère représentation à l’Opéra rue le Peletier le 28 juin 1841.

La Péri : ballet en deux actes, livret de Théophile Gautier, musique de Johann Friedrich Franz Burgmüller, chorégraphie de Jean Coralli, 1ère représentation à l’Opéra rue le Peletier le 17 juillet 1843.

Gemma : ballet en deux actes et cinq tableaux , livret de Théophile Gautier ; musique du comte Gabrielli, chorégraphie de Fanny Cerrito, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 31 mai 1854.

Sacountala : ballet en deux actes, livret de Théophile Gautier d’après le drame indien du poète Calidasâ, musique d’Ernest Reyer, chorégraphie de Lucien Petipa, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 14 juillet 1858.

 

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Commentaires
G
Les "Ecrits sur la Danse" (une sélection de "chroniques choisies, présentées et annotées par Ivor Guest) sont parus aux éditions Acte Sud.<br /> <br /> Emma Livry ne fut malheureusement pas la seule victime du feu. Ivor Guest, encore lui, rend hommage à toutes ces malheureuses qui périrent au théâtre, dans son livre sur Clara Webster.
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I
Bonjour Alena, en effet j'ai les passionnant écrits de TG. Cherchiez-vous un passage en particulier ?<br /> <br /> Oui, en 1862, lors d’une répétition de l’opéra La Muette de Portici, Emma Livry s’approche trop près de la rampe à gaz qui éclaire la scène. Son tutu s’enflamme, le feu la transforme en torche vivante. Elle décèdera de ses brûlures quelques mois après.
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A
Emma Livry en a fait les frais, non? (du feu). Avez-vous dans votre bibliothèque les Ecrirts sur la danse de Théophile Gautier? je les cherche et ne les trouve pas...
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I
Aucune idée de ce qu'a pu devenir la partition ! Le feu était à l'époque le grand fléau de l'Opéra. J'aurai l'occasion d'en parler.
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G
Les décors de Sacountala sont partis en fumée. Et la chorégraphie ? Et la partition de Reyer ? (je n'ai pas trouvé trace d'enregistrement). Les nombreuses notes éclairent le propos et donnent envie d'en savoir plus. Vraiment, ce feuilleton est de plus en plus palpitant ! J'attends la suite ...
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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien.
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