Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
7 juin 2015

Claquons des mains !

 

a aaa blog opera le peletier

Salle de l'Opéra de la rue Le Peletier

 

Emilien de Vaudreuil à son fils Charles

 

La Boissière, le 3 novembre 1867

Mon bien cher fils,

J’ai lu ta dernière lettre avec beaucoup de plaisir. Il est intéressant de voir que Melle Grantzow, ballerine d’un genre bien différent de celui de la Rosati, semble avoir remporté un succès égal dans le rôle de Médora. La Rosati  était plus terrienne, Melle Grantzow est plus aérienne, mais il y a mille manières de jouer, et surtout de danser, une même chose. Il y a tant de diversité, aussi, dans les pas du Corsaire, que les deux styles de danseuses peuvent s’y faire acclamer. Avec une ballerine telle qu’Adèle Grantzow, j’imagine aisément combien le pas des fleurs, sur la musique de ton cher M. Delibes, a dû être exquis.

Tu me parles du public tellement enthousiaste que la «claque » n’avait pas de raison d’être ce soir-là. Cela m’a donné l’envie d’évoquer pour toi le pittoresque Auguste, chef de claque à l’Opéra vers 1830-1840, sous les règnes successifs de Véron et de Duponchel.

Les claqueurs sont, avec les artistes et les spectateurs, les trois éléments indispensables au théâtre, à l’Opéra en particulier. Certains jours, le public arrive bien gelé ou tout mouillé, après avoir affronté un temps de chien ; il est morose et fait grise mine à un spectacle qu’il applaudit d’ordinaire. Le danseur ou le chanteur s'étonne de cette froideur, s'imagine vite qu'il ne vaut rien et perdrait tous ses moyens si Auguste et ses claqueurs ne venaient à son secours.

Prenons encore une représentation d’un ballet assez pauvre, repris on ne sait pourquoi, dans lequel débute Melle X. La salle, qui ne se fait jamais prier pour assister aux débuts d’une nouvelle danseuse, éclate en applaudissements. Mais bientôt, le charme de la nouveauté s’épuise, le ballet demeure ce qu’il est - un peu niais -. Le public, le vrai public, se lasse d’applaudir. Pauvre Melle X ! Là encore, la claque intervient, trépigne sur ordre de son chef, manifeste bruyamment son obligatoire plaisir. Bientôt rappelée à la vie, la salle s’échauffe à nouveau et ne craint plus de battre des mains. Melle X est contente, elle a fait de beaux débuts bien applaudis. Peut-être avait-elle, la veille, promis à Auguste de lui abandonner une partie de ses feux, à moins qu’elle ne lui eût simplement claqué une grosse bise ? Tel que j’ai connu mon homme, j’incline cependant à croire qu’il préférait de beaux feux à de belles bises.

Soucieuse du succès de tel spectacle dont la mise en scène avait été faite avec éclat, l’administration avait avec son chef claqueur d’importants conciliabules préparatoires. Par contre, lorsqu’une demande lui était formulée directement par un artiste, Auguste avait parfois ses opinions propres et se réservait de ne pas accepter :

- Désolé de vous refuser, Madame, disait-il alors avec la plus grande courtoisie, mais j’ai promis à l’administration de rester neutre.

Le cher homme avait aussi ses bons mots. Un jour, comme M. Scribe s’inquiétait de l’accueil que ferait le public au cortège funèbre qui traversait son opéra La Tarentule, le chef de claque lui fit cette auguste réponse :

- Ne vous inquiétez pas, Monsieur, je prendrai la morte gaiement.

Notre chef de claque était très organisé : vers cinq heures, il recevait ses « Romains », c’est à dire ses claqueurs du jour, et leur expliquait le spectacle : les grands moments où il conviendrait de claquer avec vigueur et les petits moments où l’on pourrait agiter les mains avec moins de frénésie. Ensuite, bien avant l’arrivée des premiers spectateurs, Auguste installait ses hommes à différentes places stratégiques, les répartissant de façon à donner au public l’impression d’une salle entière croulant sous les applaudissements. Pendant la durée du spectacle, notre homme-orchestre déployait encore sa science ingénieuse, commandant  ses phalanges à la nuance près, modérant ici une fougue imprudente, éperonnant là une ardeur trop paresseuse.

Pour sa peine, Auguste ne recevait pas d’argent, mais était payé en billets d’Opéra, qu’une clientèle fidèle s’arrachait à bon prix. En un funeste jour de novembre 1844, notre illustre personnage partit pour un monde meilleur, laissant à sa fille une assez jolie fortune. Depuis, je ne crois pas qu’un tel chef de claque se soit rencontré à l’Opéra. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Je t’en laisse juger. Peut-être partageras-tu l’avis de Théophile Gautier, qui a suggéré un jour :

- « Ne serait-il pas possible d'avoir une mécanique avec une roue - ou une manivelle qui ferait mouvoir un nombre suffisant de marteaux et de battoirs pour imiter le bruit de la claque aux endroits qu'il conviendrait de chauffer ? Cela coûterait peu, serait plus propre et puerait moins. Quant à l'effet moral, il serait exactement le même ».

J’ai beaucoup écrit pour aujourd’hui, je vais te quitter là pour retrouver Thérèse Raquin, un roman qui promet d'être fort sombre. Je t'en dirai davantage lorsque j'aurai un peu avancé dans ma lecture, mais je ne crois pas me tromper en prédisant un bel avenir au jeune écrivain M. Emile Zola.

Reçois toute mon affection.

Ton Père.

Charles de Vaudreuil

A suivre...

 

Notes 

Delibes Léo (1836-1891) : compositeur français, auteur notamment de la musique des ballets Coppélia et Sylvia.

Gautier Théophile (1811-1872) : poète, romancier et critique d’art français, en particulier critique de ballet. Auteur de livrets de ballets, dont Giselle.

Grantzow Adèle (1845-1877) : danseuse allemande, partiellement formée par Mme Dominique à Paris. Elle dansa à l'Opéra de Paris de 1866 à 1868.

Rosati Carolina (1826–1905) : danseuse italienne. Elle dansa à l’Opéra de Paris de 1851 à 1859.

Levasseur Auguste, dit Auguste : chef de claque à l’Opéra vers 1830-1840,

Scribe Eugène (1791-1861) : illustre auteur dramatique, ayant écrit de nombreux livrets de comédie, d’opéras comiques, d’opéras et de ballets.

Véron Louis-Désiré, docteur (1798-1867) : médecin, journaliste et homme politique français, directeur de  l’Opéra de Paris de 1831 à 1835.

Duponchel Henri (1794-1868) : architecte, scénographe et metteur en scène français, directeur ou co-directeur de  l’Opéra de Paris de 1835 à 1848. 

La Tarentule : ballet en deux actes, livret d’Eugène Scribe, musique de Casimir Gide, chorégraphie de Jean Coralli, 1ère représentation à l’Opéra rue le Peletier le 24 juin 1839.

Le Corsaire : ballet en 3 actes et 5 tableaux avec une épilogue apothéose, livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges d’après Lord Byron, musique d’ Adolphe Adam, chorégraphie de Joseph Mazilier, 1ère représentation à l’Opéra rue le Peletier le 23 janvier 1856. Dans le final, un navire faisant naufrage défraya la chronique.

 

 

Enregistrer

Publicité
Publicité
Commentaires
I
Comme quoi, la claque d'aujourd'hui semble bien peu de chose !
Répondre
G
Excellent. Je crois entendre la claque orchestrée par Auguste !
Répondre
Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Archives
Pages
Derniers commentaires
Visiteurs
Depuis la création 17 473
Publicité