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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
26 décembre 2015

Quelle charmante bergère que Melle Fioretti !

angelina fioretti

Angelina Fioretti

 

Charles de Vaudreuil à son père Emilien

 

Paris le 14 mars 1868

 

Mon bien cher Père,

Me voilà grâce à vous bien au fait des us et coutumes du docteur Véron pendant ses années à la tête de l’Opéra. Quel personnage ! Aujourd’hui encore on parle de ses fantaisies, qui semblent avoir continué bien après qu’il eut quitté le théâtre impérial de musique et de danse. Peut-être lisez-vous en ce moment dans Le Figaro une série d’articles intitulés « La salle à manger du Docteur Véron » ? J’y ai appris avec amusement que ce bon docteur, qui se piquait de réunir chaque soir à sa table une assemblée choisie, n’hésitait pas à se lever avant même qu’on eût apporté le dessert, laissant là ses invités pour courir lui-même au spectacle !

En ce moment, la création dont on parle à Paris, est celle d’Hamlet, le nouvel opéra en cinq actes, de M. Ambroise Thomas. Cinq actes ! Certes, Monsieur Thomas m’a semblé avoir eu la main heureuse aux pages les plus difficiles du livret. Certes, M. Faure s’est engagé tout entier dans la difficile création du personnage d’Hamlet ; il chante, joue, pose avec une fièvre sans égale, comme s’il en était à ses débuts et avait encore à conquérir le public. Quant à Melle Nilsson-Ophélie, elle a ébranlé la salle à plusieurs reprises de notes magnifiques, de sons éclatants et purs remplissant l’espace jusqu’aux cintres. On dit que l’Impératrice, conquise, lui a envoyé un bouquet de violettes et l’Empereur une parure de perles et d’émeraudes.

Mais tout de même, cinq actes ! Heureusement que le ballet - une lumineuse « Fête du printemps » réglée par M. Petipa - vient égayer cette fantasmagorie lugubre. Melles Fioretti et Fiocre y forment un couple des mieux assortis, habile à faire oublier dans la danse les tragédies terribles se déroulant avant et après cet intermède bienvenu. Quelle charmante bergère que Melle Fioretti ! Toujours vaporeuse, fine comme l’hirondelle, elle séduit par son esprit et sa grâce si légère. Quel délicieux berger que Melle Fiocre, emprisonnée dans un de ces jolis travestis qui font valoir la beauté de ses formes ! Sa désinvolture hardie n’a pas manqué de ravir la salle. Ce fut pour Melles Eugénie Fiocre et Fioretti encore un de ces succès de grâce et de beauté radieuse dont elles se sont fait une spécialité. Correcte et avenante comme à l’accoutumée, Melle Salaba a obtenu sa part de succès dans cette aimable fête, une fête qui fut d’ailleurs bien près de ne pas avoir lieu : imaginez-vous que M. Perrin dut presque séquestrer M. Thomas pour que celui-ci termine à temps la musique du ballet ! Le compositeur était si entièrement absorbé par la création de son opéra qu’il remettait sans cesse à plus tard la composition d’un divertissement qui lui apparaissait superflu, comme à beaucoup d’autres musiciens avant lui, sans doute. La date avançait, il fallait bien que le corps de ballet commence les répétitions… mais de musique, point. M. Perrin finit par prendre une mesure énergique, imposant au malheureux Thomas une assignation de plusieurs jours à résidence jusqu’à la production définitive de la partition voulue.

Voilà toute l’histoire de cette jolie Fête du printemps. Bien courte, elle ne saurait remplacer un véritable ballet dans son entier, mais les yeux y trouvent tout de même un agrément à ne pas bouder, puisque l’Opéra ne nous donne guère d’autres occasions d’admirer le talent des artistes de la danse.

Portez-vous bien mon bien cher Père et, si vous en avez le temps, continuez à m’écrire vos souvenirs de ballet, qui m’enchantent.

Votre fils attentionné.

Charles de Vaudreuil

 

Notes

Faure Jean-Baptiste (1830-1914) : chanteur d’opéra renommé (baryton). A exercé son art à l’Opéra à partir de 1861.

Fiocre Eugénie (1845-1908) : danseuse française de l’Opéra de Paris, réputée pour sa beauté. Elle interpréta souvent des rôles masculins, en travesti, comme il était de coutume à l’époque.

Fioretti Angelina (1846-1879) : danseuse italienne. Elle dansa à l’Opéra de Paris de 1863 à 1870.

Nilsson Christine, née Kristina Törnerhjelm (1843-1921) : chanteuse d’opéra suédoise, Elle fit ses débuts à l’Opéra de Paris en 1864 dans La Traviata.

Perrin Émile (1814-1885) : peintre, critique d’art et décorateur français, successivement directeur de l’Opéra-Comique (1848-1857, puis en 1862), directeur puis administrateur-entrepreneur de l’Opéra (1862-1871) et administrateur général de la comédie Française (1871-1885).

Petipa Lucien (1815-1898) : danseur et chorégraphe français. Fils du maître de ballet Jean-Antoine Petipa et frère aîné de Marius Petipa, il est danseur puis chorégraphe à l’Opéra de Paris à partir de 1839 et exerce les fonctions de maître de ballet de 1860 à 1868. L'Opéra fait encore appel à lui en 1882 pour créer Namouna.

Salaba Joséphine : danseuse française de l’Opéra ayant fait ses débuts en 1866.

Thomas Ambroise (1811-1896) : compositeur français réputé pour ses opéras, dont Hamlet et le célèbre Mignon.

Véron Louis-Désiré, docteur (1798-1867) : médecin, journaliste et homme politique français, directeur de l’Opéra de Paris de 1831 à 1835.

 

Hamlet : opéra en cinq actes, paroles de Michel Carré et Jules Barbier, musique d’Ambroise Thomas. Créé à l’Opéra le 9 mars 1868.

 

 

 

 

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Commentaires
I
Merci de votre commentaire, j'y suis toujours très sensible !
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M
toujours intéressant!!! quel beau retour! ;-) merci
Répondre
Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien.
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