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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
26 août 2018

La cracovienne de Melle Fanny

[La_Gipsy_costume de Fanny Elssler

Costume de Fanny Elssler dans la Cracovienne de la Gipsy.

 

Emilien de Vaudreuil à son fils Charles

La Boissière, 5 juillet 1868

Mon cher fils,

En effet, comme il est surprenant d’échanger au foyer des propos si sérieux avec une danseuse ! Melle Fonta doit être bien originale et je ne suis pas étonné que tu suives attentivement ses représentations, car l’intelligence de la personne ne peut que rejaillir dans son comportement sur la scène et multiplier notre plaisir à la voir danser.

Dans ma dernière lettre, je t’avais conté le mémorable pugilat rue Le Peletier, lorsque Fanny Elssler reprit les rôles de Marie Taglioni. Au début de l’année 1839, le duel entre les deux ballerines se poursuivit en quelque sorte à distance, alors que l’une se préparait à danser la Gitana à Saint-Pétersbourg, et que l’autre devait tenir le rôle principal dans la Gipsy à Paris. Les deux ballets étaient exactement jumeaux et, dans chaque pays, chacune de ses interprètes fut portée aux nues.

Due à MM. de Saint-Georges et Mazilier, l’intrigue de la Gipsy était prétexte au mime autant qu’à la chorégraphie. Il s’agissait de l’histoire, pas bien nouvelle, d’une enfant enlevée par un chef gitan et retrouvée beaucoup plus tard par sa famille naturelle à la faveur d’un bienheureux hasard. Devenue jeune fille, Sarah, notre héroïne, est jalousée par la bohémienne Mab. Voici que, pour nuire à Sarah, Mab dérobe un bracelet et s’arrange pour que sa rivale soit accusée du vol. Le juge Lord Campbell, devant qui la présumée voleuse doit répondre de son larcin, n’est en réalité autre que le véritable père de Sarah : quelle chose touchante et fantastique ! Grâce à une cicatrice et à un portrait, Lord Campbell reconnaît sa fille. Aussitôt tout le monde s’embrasse et le larcin est bel et bien oublié ; pour faire bonne mesure, Lord Campbell accorde la main de Sarah à son valeureux amoureux, Sténio. Las, Mab ne l’entend pas de cette oreille ! A l’instant de l’union des deux amants, elle fait assassiner Sténio. La pauvre Sarah expire aussitôt de douleur, le plus gracieusement du monde, je puis te l’assurer.

Pour écrire la musique du nouveau ballet, pas moins de trois compositeurs s’étaient unis : M. Benoist pour le premier acte, M. Thomas pour le second, à mon avis le plus inspiré musicalement, et M. Marliani pour le dernier. M. Mazilier était l’auteur de la chorégraphie, une assez jolie réussite. Il y avait introduit un piquant pas de deux pour les deux sœurs Elssler, et surtout une « cracovienne » très enlevée, dans laquelle Melle Fanny, crânement vêtue d’un costume militaire imaginé par M. Lormier, se tailla un triomphe.

Il fallait la voir, avec sa redingote soutachée, sa jupe de vivandière, ses bottines rouges et son petit calot à plume planté sur la tête de la plus friponne manière ! Sa danse d’inspiration polonaise était d’une vivacité irrésistible, accentuée à chaque pas par le claquement métallique de ses éperons. Je ne saurai te décrire la prestesse enlevée, la précision rythmique et sautillante de cette cracovienne dans laquelle Melle Fanny brilla d’un éclat salué par de nombreuses salves d’applaudissements !

Pour ne rien gâcher, les qualités dramatiques de la danseuse furent à la hauteur de sa virtuosité chorégraphique. Bien que le talent de mime de Melle Fanny fût déjà connu et apprécié, il n'avait jamais encore brillé d'un éclat aussi vif que dans ce ballet, où elle se révéla comédienne autant qu'il peut être donné à une danseuse de l'être, M. Mazilier l’accompagnant avec succès dans ce registre. De son côté, la sœur de Fanny, Melle Thérèse, qui jouait le rôle difficile de Mab, contribua également au succès du nouveau ballet.

N’ayant pu me transporter en Russie, je ne peux te dire qui, de Fanny Elssler ou de Marie Taglioni, fut la plus charmante enfant retrouvée, mais je peux t’assurer que rue Le Peletier, tout fut réuni pour donner la plus grande vogue au spectacle, avec des interprètes fameux, des costumes délicieux, des décors luxueux de MM. Philastre et Cambon et le plus grand soin dans la mise en scène. Tout Paris répondit à l’appel et se précipita bientôt pour bisser la cracovienne de Melle Fanny comme on avait bissé jadis sa cachucha.

Malheureusement, l’année suivante la danseuse fut malade et les représentations de La Gipsy furent interrompues. Quand Melle Fanny fut rétablie, commencèrent les répétitions de La Tarentule, ballet dont je t’entretiendrai un de ces jours prochains.

D’ici là, je t’envoie toute mon affection.

Emilien de Vaudreuil

 

 

Notes :

Benoist François (1794-1878) : organiste et compositeur français. Il composa la musique de plusieurs ballets.

Cambon Charles-Antoine (1802-1875) : décorateur français de théâtre français, l'un des plus renommés de son époque.

Elssler Fanny (1810-1884) : danseuse autrichienne. Elle dansa à Vienne, Naples, Berlin et Londres, avant de venir à l’Opéra de Paris en 1834. Elle fut la grande rivale de Marie Taglioni.

Elssler Thérèse (1808-1878) : danseuse autrichienne. Elle dansa à Vienne, Naples, Berlin et Londres, avant de venir à l’Opéra de Paris en 1834 avec sa sœur Fanny, plus célèbre qu’elle.

Fonta Laure (Poinet dite Fonta, 1845-1915) : danseuse à l'Opéra de Paris jusqu'en 1881, également chorégraphe.

Lormier Paul (1813-1895) : dessinateur de costumes français, chef de l’habillement à l’Opéra de 1828 à 1875.

Marliani Marco Aurelio (1805-1849) : compositeur italien.

Mazilier Joseph (1797-1868) : danseur et chorégraphe français. Maître de ballet à l’Opéra de Paris de 1852 à 1857.

Philastre Humanité René (1794-18..) : peintre décorateur de théâtre.

Saint Georges Jules-Henri Vernoy de (1801-1875): auteur dramatique et librettiste français.

Taglioni Marie (1804-1884) :danseuse italienne née à Stockholm, fille de Filippo Taglioni. Danseuse à l’Opéra de Paris de 1827 à 1837, elle y remporta un triomphe sans égal dans La Sylphide (1832). Elle est considérée comme la première et l’une des plus grandes ballerines romantiques.

Thomas Ambroise (1811-1896) : compositeur français particulièrement réputé pour ses opéras, dont Hamlet et le célèbre Mignon.

 

La Gipsy : ballet en trois actes, livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Joseph Mazillier, musique de François Benoist, Ambroise Thomas et Marco Aurelio Marliani, chorégraphie de Joseph Mazillier, décors de Humanité René Philastre et Charles Cambon, costumes de Paul Lormier. Créé par Fanny Elssler le 28 janvier 1839.

La Tarentule : ballet en deux actes, livret d’Eugène Scribe, musique de Casimir Gide, chorégraphie de Jean Coralli, décors de Charles Séchan, Léon Feuchère, Jules Dieterle et Édouard Despléchin, costumes de Paul Lormier. Créé par Fanny Elssler et Joseph Mazilier, le 24 juin 1839.

La Gitana : ballet en un prologue, trois actes et cinq tableaux, livret de Filipo Taglioni, musique de Hermann Schmidt et Daniel Auber. Créé par Marie Taglioni à Saint Pétersourg, 1838.

 

 

 

 

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Commentaires
I
Oh l'histoire ressemble quand même beaucoup à celle de Paquita et n'avait rien de neuf à l'époque ! Les spectateurs d'alors trouvaient bien peu originale cette histoire d'enfant perdue et retrouvée grâce à un médaillon. Je ne sais pas du tout si Pierre Lacotte s'est intéressé à la Gipsy...
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G
S'appeler "Humanité", un prénom qui n'a pas dû être facile à porter !<br /> <br /> Il y a du Paquita dans cette Gipsy même si l'histoire n'est pas tout à fait la même.<br /> <br /> Pierre Lacotte s'y est-il intéressé ?
Répondre
Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien.
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