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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
4 février 2017

La Sylphide s’en allait régner sur la Russie

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 Lithographie d’Alfred Chalon « Souvenir d’Adieu » (1845)

 

Emilien de Vaudreuil à son fils Charles

La Boissière, le 1er mai 1868

 

Mon cher fils,

J’aurais aimé revoir en ta compagnie ce Corsaire qui me fit si forte impression… Je constate en te lisant que, si les danseuses passent, telles des étoiles filantes, d’identiques pluies de bouquets tombent sur la scène de la rue Le Peletier pour honorer les nouvelles venues. Aujourd’hui Melle Grantzow, et demain, après-demain, quelles autres étoiles glorieuses recevront ce même hommage ?

De mon côté, il est temps que je te narre les adieux de Marie Taglioni. Car, oui, la Divine allait quitter l’Opéra de Paris quelques mois après son beau succès dans La Fille du Danube. Ainsi que je te l’ai déjà dit, l’Illustre avait envers l’Opéra des exigences qui avaient fini par lasser en son temps le Docteur Véron et irritaient pareillement M. Duponchel. En particulier, ses feux n’étaient jamais assez somptueux, jamais suffisamment à la hauteur de son talent et de sa gloire. Mettant en avant les offres brillantes qui lui étaient faites de divers côtés, de Londres, de Pétersbourg ou des Etats-Unis, Melle Taglioni demandait plus que M. Duponchel ne voulait donner : froissements d’amour-propre et mécontentement réciproque, ils ne pouvaient s’entendre ; aussi l’Incomparable vint-elle à accepter l’une des propositions mirifiques qui lui étaient faites ailleurs. Exaspéré, craignant peut-être aussi une recrudescence d’« engelures » ou un autre « mal au genou », le directeur de l’Opéra ne chercha pas à la retenir et ne renouvela pas son contrat. Ceux qui restaient fidèles à la Taglioni accusèrent M. Duponchel de lésinerie, tandis que les plus ardents des elssléristes approuvaient perfidement sa décision.

A nouveau, une bataille rangée entre les partisans de l’une et de l’autre ballerine faisait rage. C’est dans cette atmosphère que Marie Taglioni fit ses adieux à l’Opéra dans la Sylphide, le 22 avril 1837. La soirée eut un éclat extraordinaire, en présence de la famille royale et de l’élite de la société parisienne. Figure-toi la salle éblouissante de parures, un parterre composé des plus fins dilettanti du ballet, les quatre rangs de loges garnis de toutes nos illustrations.

Devant une pareille assemblée, la Taglioni  dansa peut-être mieux encore qu’elle n'avait jamais dansé. Quelle perfection ! Pas une plume n’était tombée de son aile, pas une fleur de sa couronne… Quelle poésie ! Quel idéal ! Au fond du plaisir que j’avais à la contempler une dernière fois se mêlait une vraie, une grande tristesse... Le public, pareillement ému, ne pouvait se lasser d'accabler la ballerine de bravos. Cependant, cette salle en délire mêlait à ses applaudissements frénétiques des cris de colère contre Duponchel, qui n’avait pas su retenir à Paris l’immense artiste. La loge infernale avait même ourdi contre lui un complot macabre. Elle avait fait fabriquer une tête en carton à l'effigie du directeur et devait la jeter sur la scène en criant : « La tête de Duponchel ! »… ce qui ne se produisit finalement pas. Le complot fut étouffé par le concert ininterrompu des acclamations, par les fusées de fleurs qui se croisaient dans tous les sens, montant de toutes les banquettes du parterre, chutant en pluie serrée de toutes les loges, de tous les balcons.

Jamais rideau ne mit plus de temps à retomber sur une scène qu’inondaient des Niagara de roses. Il semblait tout à fait impossible que la France donnât congé à cette incomparable danseuse, objet d’une pareille fête. Et pourtant le lourd tissu retomba enfin, il fallu bien se résigner à quitter son fauteuil, les yeux encore tout enchantés de l’ultime spectacle. La Sylphide s’en allait régner sur la lointaine Russie.

Oui, ce furent encore des heures historiques, de celles qui restent gravées dans ma mémoire de vieux dilettante. Je te souhaite d’en connaître de pareilles, mon cher fils.

Porte-toi bien.

 

Emilien de Vaudreuil

 

Notes :

Chalon Alfred Edward (1780-1860) : peintre portraitiste suisse, installé à  Londres, où il est remarqué par la reine Victoria. Il est l’auteur de célèbres gravures de danseuses.

Duponchel Henri (1794-1868) : architecte, scénographe et metteur en scène français, directeur ou co-directeur de  l’Opéra de Paris de 1835 à 1848.

Grantzow Adèle (1845-1877) : danseuse allemande, partiellement formée par Mme Dominique à Paris. Elle dansa à l'Opéra de Paris de 1866 à 1868.

Taglioni Marie (1804-1884) : danseuse italienne née à Stockholm, fille de Filippo Taglioni. Danseuse à l’Opéra de Paris de 1827 à 1837, elle y remporta un triomphe sans égal dans La Sylphide (1832). Elle est considérée comme la première et l’une des plus grandes ballerines romantiques.

Véron Louis-Désiré, docteur (1798-1867) : médecin, journaliste et homme politique français, directeur de l’Opéra de Paris de 1831 à 1835.

La Sylphide : ballet en deux actes, livret d’Adolphe Nourrit, musique de Jean Schneitzhoeffer, chorégraphie de Filippo Taglioni, 1ère représentation à l’Opéra rue le Peletier le 12 mars 1832.

Le Corsaire : ballet en 3 actes et 5 tableaux avec une épilogue apothéose, livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges d’après Lord Byron, musique d’ Adolphe Adam, chorégraphie de Joseph Mazilier, 1ère représentation le 23 janvier 1856. Dans le final, un navire faisant naufrage défraya la chronique.

 

 

 

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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien.
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