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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
3 avril 2015

Emilien prend la plume

  

Emilien de Vaudreuil à son fils Charles

 

La Boissière, 25 novembre 1866  

Mon bien cher fils, 

Trois lettres de toi arrivées l’une après l’autre, quel plaisir ! Surtout lorsqu’elles me content de façon aussi détaillée les péripéties de la création et la première représentation d’un nouveau ballet d’envergure. Que ne donnerais-je pour compter encore parmi les dilettanti de l’Opéra ! J’ai malheureusement une santé qui s’y oppose invinciblement, me retenant désormais à l’année à la Boissière. Grâce à tes lettres, mon cher fils, j’ai l’impression d’avoir assisté en ta compagnie, depuis notre loge, à la première de cette somptueuse Source.  

Le livret paraît en effet manquer un peu de clarté, comme il arrive dans les ballets, mais tu me l’as conté avec beaucoup de verve et j’imagine bien cette source miraculeuse jaillissant de sa grotte de cristal dans les magnifiques jardins du Khan de Grandjeh. Je vois danser Nouredda avec sa curieuse coiffe qu’elle a la grâce d’embellir et je crois apercevoir Melle Sanlaville, toute gentille dans son habit de lutin. Devant mes yeux, dans le Pas du Talisman, Naïla hésite à accomplir son ultime sacrifice puis s’affaisse, tandis que meurent tout autour d’elle lutins et papillons.  

Les merveilles des décorations me laissent songeur ; je n’ai certes jamais vu rien d’aussi prodigieux sur scène, quoique les machineries volantes de La Sylphide, les escaliers de feu d’Orfa, le plancher mobile de Marco Spada et surtout l’effroyable tempête et le naufrage du navire du Corsaire eussent fait sensation en leur temps. Mais ce qui me cause un vrai plaisir, c’est ce que tu écris à propos de la partition du nouveau venu, M. Delibes. Devrait-on oublier d'écouter la musique, sous prétexte que l’attention est consacrée à la danse ? Je crois, quant à moi, que la musique d’un ballet peut et doit être plus qu’un agréable accompagnement et ce jeune M. Léo Delibes semble, d’après ce que tu m’en dis, partager ce point de vue. Souhaitons qu’il écrive quelque jour une partition entière qui se puisse écouter aussi bien avec un grand ballet que détachée de lui !  

Quant au rôle de la Source, je ne suis point étonné que Melle Salvioni n’y brille pas parfaitement. Nous l’avions vue ensemble en 64, lors de ses débuts dans le rôle de Lucilla, dans La Maschera. Melle Salvioni y était bonne, mais plutôt moins que Melle Boschetti quelques mois auparavant, et aucune des deux n’était parvenue à rompre la glace qui les séparait du vrai succès. Melle Salvioni m’était apparue sous les traits d’une danseuse terre à terre, plus vigoureuse et précise que moelleuse et aérienne. Si M. Saint-Léon avait jeté son dévolu sur Grantzow, et non sur Salvioni, ce n’était pas sans raison et sans doute considérait-il que seule Adèle Grantzow aurait incarné correctement le personnage de Naïla. Quel incroyable concours de malheureuses circonstances autour de ce ballet ! Je ne me rappelle pas en avoir connu une semblable série. Pour un peu, la première de la Source eût été reculée jusqu’à la date d’ouverture de l’Exposition !   

Pour en revenir à Melle Adèle Grantzow, je me rappelle combien nous avions goûté ensemble, lors de ses débuts dans Giselle, sa légèreté, son ballon et la grâce de son exécution. C’était le 11 mai dernier, si je ne me trompe, l’une de mes dernières soirées à l’Opéra avant mon accident. Danseuse allemande, prima ballerina au Théâtre du Bolchoï après avoir été formée en partie à Paris par la grande Mme Dominique, Melle Grantzow n’est ni Elssler, ni Taglioni, ni Carlotta Grisi, mais elle défend brillamment le style aérien et c’est assurément une ballerine d’élévation, qui eût mieux que Salvioni conduit au succès ce nouveau ballet. Cependant, au fur et à mesure que je découvrais en te lisant le libretto et le rôle de Naïla, j’imaginais pour incarner la Source, non Melle Grantzow, mais Melle Amalia Ferraris, dont le talent n’est pas sans rappeler celui de Marie Taglioni.   

Par ailleurs, tu dis vrai en mentionnant qu’aucun ballet de grande envergure n’avait été créé à l’Opéra depuis longtemps. Sous ce rapport, jamais aucun ouvrage ne fut mieux nommé que La Source, car il y avait en effet sécheresse, ces dernières années, dans la production dansée à l’Opéra ! En 62, il n’y eut aucun nouveau ballet sur la scène de la rue Le Peletier. En 63, Diavolina, de MM Saint-Léon et Pugni, fut en effet bien drôle et bien charmant, enlevé avec brio par la Mouravieff. Il y avait dans ce petit ballet des pas originaux et habiles, comme le Pas de la Scarpetta et le Pas de la Niania, mais ce n’était au total qu’une fantaisie en un seul acte. La Maschera, en 64, œuvre de MM Rota et Giorza souffrait d’un livret sans nouveauté et d’une musique un peu molle. Néméa, importé de Russie par MM Saint-Léon et Minkous, ne compte pas comme une création de l’Opéra et n’avait au demeurant rien d’absolument remarquable, si ce n’est de nouveau la Mouravieff et les pas créés pour elle, curieux, piquants et expressifs. En 65, nous eûmes Le Roi d'Yvetot, encore un petit ballet en un acte, cette fois de M. Lucien Petipa, avec une musique inoffensive du marquis de Massa et de M. Labarre.   

La dernière grande création remonte donc à L’Etoile de Messine en 61, il y a cinq ans déjà. Si tu le souhaites, je te ferai une relation de ce ballet dans une prochaine lettre. Toutefois, L’Etoile de Messine elle-même tenait principalement du divertissement, bien éloigné du rêve et de la poésie d’une Sylphide, d’une Giselle ou d’une Péri. Sous ce rapport, le livret de la Source, s’il paraît un peu long et touffu, offre l’avantage de ne pas se restreindre à notre monde terrestre mais d’y mêler, comme au temps romantique, le poétique et le spirituel.   

Je ne terminerai pas ma longue lettre sans te dire combien je suis touché, mon bien cher fils, de la peine que tu t’es donnée pour moi en me narrant si minutieusement La Source, que je crois presque avoir vue à travers tes yeux.   

Reçois toute mon affection.   

Emilien de Vaudreuil 

A suivre...

 

 

Notes   

Exposition universelle de 1867 : également appelée Exposition universelle d'art et d'industrie, elle est chronologiquement la seconde exposition universelle se déroulant à Paris après celle de 1855. Elle s'est tenue du 1er avril au 3 novembre 1867 sur le Champ-de-Mars.   

Boschetti Amina (1836-1881) : danseuse italienne. Elle dansa à l'Opéra de Paris de 1863 à 1864. Baudelaire composa un poème  inspiré par ses débuts au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. 

Delibes Léo (1836-1891) : compositeur français, auteur notamment de la musique des ballets Coppélia et Sylvia. 

Dominique Mme, née Lasciat (née en 1820) : d’abord danseuse à l’Opéra, elle y devint de 1853 à 1879 un professeur très renommé. Epouse du musicien Dominique Venetozza, elle adopta en tant que professeur le prénom de son mari. 

Elssler Fanny (1810-1884) : danseuse autrichienne, grande interprète du ballet romantique et rivale de Marie Taglioni. Elle dansa à l’Opéra de Paris de 1834 à 1839 et remporta notamment un triomphe dans la cachucha du Diable boiteux (1836). 

Ferraris Amalia (1828-1904) : danseuse italienne. Elle dansa à l’Opéra de Paris à partir de 1856. 

Giorza Paolo (1832-1914) : compositeur italien. 

Grantzow Adèle (1845-1877) : danseuse allemande, partiellement formée par Mme Dominique à Paris. Elle dansa à l'Opéra de Paris de 1866 à 1868. 

Grisi Carlotta (1819-1899) : danseuse italienne, grande interprète du ballet romantique. Elle dansa à l’Opéra de Paris de 1841 à 1849, où elle créa le rôle de Giselle (1841). 

Labarre Théodore François Joseph (1805 - 1870) : harpiste et compositeur français. 

Massa Alexandre Philippe, marquis de (1831-1910) : auteur dramatique et compositeur français, chargé par l’impératrice Eugénie de concevoir les divertissements de la cour. 

Minkus Léon (1826-1917) : compositeur autrichien de musique de ballet, violoniste et professeur de violon. 

Mouravieff (ou Mouravieva) Martha (1838-1879) : danseuse russe. Elle se produisit à l’Opéra de Paris en 1863. 

Pugni Cesare (1802-1870) : compositeur italien ayant écrit la musique d’un très grand nombre de ballets chorégraphiés par Jules Perrot, Arthur Saint-Léon et surtout Marius Petipa. 

Saint-Léon Arthur (1821-1870) : danseur et chorégraphe français, auteur en particulier de La Source et de Coppélia. 

Salvioni Guglielmina (née en 1842) : danseuse italienne. Elle dansa à l’Opéra de Paris de 1864 à 1867. 

Taglioni Marie (1804-1884) : danseuse italienne née à Stockholm, fille de Filippo Taglioni. Danseuse à l’Opéra de Paris de 1927 à 1937, elle y remporta un triomphe sans égal dans La Sylphide (1832). Elle est considérée comme la première et une des plus grandes ballerines romantiques.   

La Sylphide : ballet en deux actes, livret d’Adolphe Nourrit, musique de Jean Schneitzhoffer, chorégraphie de Filippo Taglioni, 1ère représentation à l’Opéra rue le Peletier le 12 mars 1832. Au deuxième acte, des sylphides suspendues à un filin volaient au-dessus de la scène. 

Giselle : ballet en deux actes, livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Théophile Gautier, musique d’Adolphe Adam, chorégraphie de Jean Coralli et Jules Perrot, 1ère représentation à l’Opéra rue le Peletier le 28 juin 1841. 

La Péri : ballet en deux actes, livret de Théophile Gautier, musique de Johann Friedrich Franz Burgmüller, chorégraphie de Jean Coralli, 1ère représentation à l’Opéra rue le Peletier le 17 juillet 1843. 

Orfa : ballet en deux actes, livret de Henry Trianon, musique d’Adolphe Adam, chorégraphie de Joseph Mazilier, 1ère  représentation à l’Opéra rue Le Peletier, 29 décembre 1852. Au second acte apparaissait un immense escalier flamboyant, descendant des cintres à la scène, conduisant à la demeure volcanique du dieu Loki. 

Le Corsaire : ballet en 3 actes et 5 tableaux avec une épilogue apothéose, livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges d’après Lord Byron, musique d’ Adolphe Adam, chorégraphie de Joseph Mazilier, 1ère représentation à l’Opéra rue le Peletier le 23 janvier 1856. Dans le final, un navire faisant naufrage défraya la chronique. 

Marco Spada ou la Fille du bandit : ballet en trois actes et six tableaux, livret d’Eugène Scribe, musique de Daniel-François-Esprit Auber, chorégraphie de Joseph Mazilier, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 1er avril 1857. Au dernier acte, la scène, où dansaient des villageois, se soulevait tout à coup, tandis qu’au-dessous apparaissait la grotte où venait mourir Marco Spada.  

L’Etoile de Messine : ballet en deux actes et six tableaux, livret de Paul Foucher et Pasquale Borri, musique du comte Gabrielli, chorégraphie de Pasquale Borri, 1ère représentation à l’Opéra rue le Peletier le 20 novembre 1861.  

Diavolina : ballet en un acte, livret et chorégraphie d’Arthur Saint-Léon, musique de Cesare Pugni, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 6 juillet 1863.  

La Maschera : ballet en trois actes et six tableaux, livret de Henri de Saint-Georges musique de Paolo Giorza, chorégraphie de Giuseppe Rota, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 19 février 1864. 

Néméa : ballet en deux actes, livret d'Henri Meilhac, Ludovic Halévy et Arthur Saint-Léon, musique de Minkus, chorégraphie d’Arthur Saint-Léon, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 11 juillet 1864. 

Le Roi d’Yvetot : ballet en un acte, livret de Philippe de Massa, musique du marquis de Lassa et de Théodore Labarre, chorégraphie de Lucien Petipa, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 29 décembre 1865. 

La Source : ballet en trois actes et quatre tableaux, livret de Charles Nuitter et Arthur Saint-Léon, musique de Léo Delibes (acte 1 et 3) et Léon Minkus (acte 2), chorégraphie d’Arthur Saint-Léon, 1ère représentation à l’Opéra rue Le Peletier le 12 novembre 1866. 

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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien.
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