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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
15 mai 2015

Un bouquet entouré par six mètres de dentelle

 

a aaa blog corsaire rosati

Carolina Rosati dans le rôle de Médora, dans Le Corsaire, 1856

 

Emilien de Vaudreuil à son fils Charles

 

La Boissière, le 20 juin 1867

Mon bien cher fils, 

Je t’ai laissé languir quelques jours avant de poursuivre les aventures du Corsaire et surtout de te narrer l’immense succès de ce ballet sur la scène de la rue Le Peletier. La faute en revient à M. Victor Hugo, car j’étais si entièrement immergé dans les pages de ses Travailleurs de la mer que je n’ai point trouvé le temps de t’écrire. Quel beau et puissant roman emmêlant eau et terre… tout comme le ballet qui nous occupe !  

Pour en revenir au Corsaire, la musique de M. Adam, sans prétendre au bijou musical que fut la partition de Giselle, était mélodieuse, claire, pleine de verve et de chaleur. M. Adam eut d’ailleurs, tout comme le librettiste M. de Saint-Georges, bien du mérite à parvenir à ce résultat car, par suite des innombrables changements apportés au livret, la musique était sans cesse à refaire. Est-ce ce travail qui épuisa le compositeur ? Ce fut malheureusement la dernière œuvre qu’il consacra au ballet car il mourut quatre mois après la première. De son côté, M. Mazilier, recomposant les pas et les ensembles de son ballet l’Ecumeur des mers, conçut des divertissements bien dessinés, tantôt pleins de vivacité, tantôt empreints d’une grâce délicieuse. J’ai particulièrement en mémoire la bacchanale animée des pirates, le fort charmant pas des éventails et le pas original et plein de couleur pour cinq esclaves sur le marché d’Andrinople : une moldave, une italienne, une française, une anglaise et une espagnole.  

Carolina Rosati, pour qui était créé le ballet, fut à la hauteur des espérances mises en elle. Après avoir remporté un grand succès l’année précédente dans La Fonti, elle fut adulée dans Le Corsaire. En danseuse virtuose, elle enthousiasma la salle par la prestesse, la précision et l’intrépidité de ses pas. Comédienne spirituelle et mime hors pair, elle sut donner un corps et un visage à chaque pensée et rendre limpide chaque énigme scénique d’un regard ou d’un mouvement d’épaules. Pendant toute la soirée, le public a été fasciné, ravi, lui prodiguant d’enthousiastes bravos et d’unanimes rappels. Comme elle fut fêtée à l’issue du spectacle ! Comme elle fut couverte de fleurs ! Une magnifique composition de roses thé et de violettes de Parme lui fut jetée sur scène par le marquis de Lepot et une avalanche de plus de soixante bouquets fut envoyée dans sa loge par M. Aguado. Moi-même participai à l’hommage offert par les abonnés les plus fidèles : un splendide bouquet entouré, en guise de papier de soie, par six mètres de dentelle d’Alençon à 500 francs le mètre ! 

Aux côtés de la Rosati, le talentueux artiste italien, M. Segarelli s'était vu confier l'emploi du vaillant corsaire grâce à ses dons de mime exceptionnels, car le rôle de  Conrad ne comporte  aucun passage chorégraphié. M. Segarelli joua avec feu et avec cette ardeur italienne, si expressive, qui contraste avec la froideur de nos mimes trop souvent compassés. Melle Couqui remporta un joli succès dans le rôle de l’esclave Gulnare et Melle Marquet fut très remarquée dans celui de Zulméa. MM. Berthier, Fuchs et Dauty furent applaudis à hauteur de leur talent, respectivement comme Isaac Lanquedem, Birbanto et Seid. Dans la bacchanale des corsaires, je me souviens de Melles Carabin, Mauperin, Rousseau et Savel. 

Ce fut un véritable triomphe que cette première ! L'interprétation de la Rosati, la chorégraphie pleine d’esprit de M. Mazilier et la mise en scène grandiose suscitèrent des louanges dithyrambiques de la part de la presse et du tout Paris. La scène du naufrage subjugua le public, allant jusqu’à inspirer à Gustave Doré un impressionnant dessin gravé. L’Empereur, et bien sûr l’Impératrice, assistaient à cette représentation rendue féerique par l'éclat resplendissant des lumières et la splendeur des toilettes : les femmes les plus belles, les plus distinguées, les hommes les plus éminents de Paris occupaient les loges. L’Impératrice fut à ce point conquise qu'elle s’exclama : 

-          De toute ma vie, je n'ai jamais vu et je ne reverrai probablement jamais quelque chose d'aussi beau et d'aussi émouvant ! 

Ensuite, elle voulut absolument assister, en compagnie de l’Empereur, aux trois premières représentations d’affilée. 

Le Corsaire demeura à l'affiche pendant deux années, sans qu’aucune autre danseuse que Carolina Rosati ne se risquât à interpréter le rôle de Médora. Lorsque la Rosati quitta l'Opéra en 59, le ballet disparut avec elle. Tu me dis qu’on est sur le point de le reprendre avec Melle Grantzow : je trouve cela fort heureux, car rares sont à l’Opéra les ballets de cette ampleur. Sans doute Melle Grantzow imprimera-t-elle à Médora un tour nouveau : la chorégraphie du ballet est si riche qu’elle peut, contrairement à d’autres, convenir à des danseuses de genres différents. Ce sera un très grand plaisir pour moi de lire, le moment venu, tes impressions sur ce grand spectacle. 

En attendant, je me réjouis de te voir arriver bientôt à la Boissière pour de longues semaines. De son côté, Marie-Amélie sera libérée de son couvent le 15 juillet et nous rejoindra dans moins d’un mois.

Porte-toi bien, mon cher fils, et profite bien de ta vie parisienne.

Emilien de Vaudreuil

A suivre... 

 

Notes  

Adam Adolphe-Charles (1803-1856) : compositeur français, auteur de musique d’opéras comiques et de ballets, dont Giselle. 

Albert, de son vrai nom François-Albert Decombe (1787-1865) : danseur, maître de ballet et chorégraphe français, qui a partagé sa carrière entre l’Opéra de Paris et l’étranger. 

Cambon Charles-Antoine (1802-1875) : décorateur français de théâtre français, l'un des plus renommés de son époque. 

Carabin Irma (ca 1835- ca 1890) : danseuse à l’Opéra de Paris et demi-mondaine. 

Crosnier François Louis (1792-1867) : homme politique français et directeur de théâtres, dont l’Opéra de Paris de 1854 à 1856.  

Despléchin Édouard (1802) : décorateur français de théâtre français, l'un des plus renommés de son époque. 

Martin Hugues (18..-18..) : peintre et décorateur de théâtre, contemporain de Rubé et Nolan. 

Mauperin Virginie : danseuse à l’Opéra de Paris vers le milieu de 19ème siècle. 

Mazilier Joseph (1797-1868) : danseur et chorégraphe français. Maître de ballet à l’Opéra de Paris de 1852 à 1857. 

Rosati Carolina (1826–1905) : danseuse italienne. Elle dansa à l’Opéra de Paris de 1851 à 1859. 

Rousseau Léontine : danseuse à l’Opéra de Paris vers le milieu de 19ème siècle.

 Sacré Jean-Joseph (1806-1887) : machiniste de théâtre, notamment à l’Opéra de Paris. 

Saint Georges Jules-Henri Vernoy de (1801-1875): auteur dramatique et librettiste français. 

Savel Maria : danseuse à l’Opéra de Paris vers le milieu de 19ème siècle. 

Thierry Joseph (1812-1866) : peintre décorateur de théâtre.

L'Ile des pirates : ballet en quatre actes, livret d’Adolphe Nourrit, musique de Casimir Gide et Luigi Carlini, chorégraphie de Louis Henry, décors de Charles Séchan, Léon Feuchère, Jules Diéterle, Edouard Despléchin, Humanité René Philastre et Charles Cambon, costumes de Robert-Fleury. Créé par Fanny Elssler et Louis Stanislas, dit Montjoie, le12 août 1835.

Le Corsaire : ballet en 3 actes et 5 tableaux avec une épilogue apothéose, livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges d’après Lord Byron, musique d’Adolphe Adam, décors d’Edouard Despléchin, Charles Cambon, Joseph Thierry et Hugues Martin, costumes d’Alfred Albert. Créé par Carolina Rosati et Domenico Segarelli le 23 janvier 1856. Dans le final, un navire faisant naufrage défraya la chronique.

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Le ballet de l'Opéra de Paris au 19ème siècle
  • En 1866 commence une correspondance imaginaire entre un fils et son père, ayant pour commune passion le ballet. Charles partage ses enthousiasmes de tout jeune abonné à l’Opéra de Paris avec son père Emilien.
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